Le retour du balancier

Aujourd’hui que l’Histoire est utilisée par tous et rarement sans arrière-pensées (que penser par exemple d’un livre d’un de ces « historiens de garde » féru de Napoléon Ier pour qui les choses arrivent toujours deux fois ?), on est prêt à trouver dans le passé des règles, des constances, des évidences quitte à oublier que si l’âme humaine, dans sa noirceur notamment, peut ne pas évoluer, les conditions dans lesquelles elle se meut sont, elles, bien différentes. Alors, ce soir, après avoir discuté avec des gens aujourd’hui pendant la première journée des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, après avoir lu des récits, des ras-le-bol, en nombre depuis plusieurs jours, j’ai envie moi aussi de prévenir les manipulateurs du passé, les dispensateurs de fausses vérités, les bidouilleurs de réformes qui aggravent sous prétexte d’améliorer : figurez-vous qu’il y a une règle intangible en Histoire que vous avez oublié… Par mégarde ou par ignorance crasse de tout ce qui n’est pas votre domaine de malfaisance… Cette règle dit qu’après une période où les choses vont dans un sens vient une période où cela part en sens inverse… et généralement d’autant plus violemment que le trajet aller a été sévère.  Continuer la lecture de Le retour du balancier

Questionner le passé avec les dialogues virtuels

Comme beaucoup de disciplines (plus peut-être que les autres), l’histoire suppose le questionnement analytique. Confronté à des sources, l’historien s’interroge à travers des grilles de lecture de plus en plus fines au fur et à mesure de son travail. Il devrait en être de même pour le collégien ou le lycéen face aux documents qui lui sont proposés en cours ou en évaluation. Or, on le sait, c’est très souvent de la paraphrase qui émerge de ce qui est supposé être de l’analyse. La démarche de l’enseignant en classe a beau être fondée sur le questionnement, celui-ci n’est en rien naturel pour des élèves qui sont plus occupés à chercher des réponses à fournir rapidement. La prise en compte de ce « déficit interrogatif » a conduit au développement des dialogues virtuels avec des personnages du passé…
Bien sûr, quiconque a étudié l’Histoire, ou simplement se passionne pour elle, a un jour rêvé de pouvoir poser une question restée sans réponse à un de ses acteurs. Ce n’est paradoxalement pas cette quête qui a conduit à la création des dialogues virtuels mais une erreur d’intitulé dans un atelier TICE aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois : à un mois du festival (thème : la justice), j’ai découvert que mon intervention avait été ramenée au seul procès de Jeanne d’Arc. J’ai alors développé le premier dialogue virtuel dont le but était de comparer, en en interrogeant les acteurs, les opinions sur le procès de la Pucelle : étaient interrogés Jeanne, l’évêque Cauchon et le duc de Bedford. Ce n’est que cinq ans plus tard que j’ai perçu l’intérêt que cette pratique du questionnement pouvait avoir pour aider des élèves à prendre conscience de leur difficulté à s’interroger.

Deux grandes possibilités de travail existent autour de ces dialogues virtuels informatiques. La première consiste à faire utiliser un dialogue déjà créé ; le travail de l’élève est alors d’explorer une situation donnée en essayant d’en saisir tous les aspects. Il s’agit en quelque sorte d’une recherche d’informations mais celle-ci échappe au fléau du simple copier-coller à partir d’une source (wikipedia ou autre) sans qu’il y ait appropriation du contenu par les élèves. Autre avantage pour l’enseignant qui a préparé le dialogue virtuel, il sait pertinemment ce qui s’y trouve comme information ; il a pu circonscrire l’étude à un seul aspect de la vie du personnage afin d’éviter que les élèves aillent se perdre dans des détails ou des questions sans rapport avec le travail attendu. J’utilise par exemple en classe de Seconde un dialogue virtuel avec le roi Philippe IV afin d’étudier le passage du programme sur les villes ; il n’y est question essentiellement que de ce thème corrélé avec le sacre que le souverain vient de recevoir dans la ville de Reims. C’est donc à partir de cette ville de Champagne que sont mises en évidence les caractéristiques d’une ville au cœur du Moyen Age (en même temps qu’on réutilise des éléments sur la place de l’Eglise étudiée précédemment). A la suite de ce travail de recherche d’informations, des groupes de travail produisent une représentation schématisée de la ville de Reims, une chronologie des transformations connues dans son organisation spatiale et dans les rapports de pouvoir.
La deuxième possibilité d’utilisation des dialogues virtuels renforce encore le travail de questionnement des élèves puisqu’il s’agit d’obtenir de leur part la matière pour créer un dialogue inédit. J’utilise cette possibilité en classe de Première à travers la réalisation de quatre dialogues virtuels sur des résistants ayant effectué une carrière politique sous les IVe et Ve République (Auriol, Bidault, Chaban-Delmas, Duclos). Par groupe de 8 environ, les élèves de la classe doivent s’attacher à formuler les questions et à trouver les réponses autour de la thématique du programme (« La République »), thématique qu’ils connaissent puisque le travail est effectué après une présentation de la question et la lecture du cours rédigé disponible en ligne. Après les trois ou quatre séances de préparation, les questions et leurs réponses me sont envoyées par l’ENT, je les mets en forme (via l’outil de création développé pour effectuer le plus rapidement possible cette tâche) et propose les quatre dialogues dans une séance ultérieure en salle informatique… Et là, les élèves se rendent soudain compte, en devant remplir un tableau comparatif de l’action des quatre personnages, du déficit de leur questionnement : beaucoup d’informations manquent, y compris des éléments basiques comme l’âge du personnage, son appartenance politique ou son opinion après la réélection de De Gaulle (l’entretien virtuel est supposé se tenir fin décembre 1965 au lendemain de celle-ci). Je me débrouille toujours pour faire en sorte que les élèves ne sachent pas qu’ils travaillent à partir de leur propre questionnaire ; j’assiste donc, avec un amusement qu’il me faut dissimuler, aux récriminations de plus en plus véhémentes contre ce site qui est « nul », où « il n’y a rien »… quand ce n’est pas le personnage lui-même qu’on incrimine (« il ne répond jamais à ce que je demande »). On est là face à l’attitude « classique » de nombreux élèves pour qui le problème ne vient jamais d’eux-mêmes mais de l’extérieur (en l’occurrence, ici, le programme informatique). Je pousse parfois (avec les Secondes surtout) la chose plus loin en leur demandant en fin de séance d’indiquer sur une demi-feuille A4 les points positifs et négatifs du dialogue. Quand je leur démontre la fois suivante que le problème ne vient pas du site utilisé (il y a par exemple dix formulations différentes pour demander la date de naissance du personnage) mais de leurs propres défaillances (questions mal orthographiées auxquelles le personnage ne répond pas ; travail de préparation qui a totalement occulté des pans entiers de la question), des lignes bougent. Il ne s’agit plus de méthodologie un peu abstraite, sous forme de fiche ou de conseils du prof, mais d’une preuve incontestable qu’un questionnement insuffisant ne peut permettre de balayer l’ensemble d’une situation… et qu’une orthographe défaillante limite toute possibilité de communication. Après cette révélation, les élèves ne manifestent qu’une seule intention : compléter leur travail.

Plusieurs moyens sont possibles pour aider les élèves à saisir comment explorer un sujet par le questionnement. Un premier exercice peut consister en tout début d’année à demander aux élèves de lister individuellement un maximum de questions à poser un personnage dans une situation donnée (exemple en classe de Seconde : « dans une rue de New York en 1901, vous rencontrez un migrant venant d’arriver d’Europe »). Les résultats de cet exercice sont généralement très significatifs puisque les premières évaluations confirment que ceux qui ont été capables de trouver une trentaine de questions en une dizaine de minutes obtiennent de très bons résultats… quand ceux qui arrivent péniblement à 4, 5 ou 6 questions ont de grosses difficultés. La forte différence interpelle les élèves et c’est l’occasion de profiter de cet étonnement pour expliquer comment on peut bâtir rapidement toute une série de questions à partir de pronoms interrogatifs et d’un mot lié au sujet à traiter : « Depuis quand êtes-vous à New York ? », « Où est New York ? », « Comment êtes-vous arrivé à New York ? », « Pourquoi êtes-vous venu à New York ? » etc… Dans un deuxième temps, on peut traduire ces questionnements de manière schématique sur une feuille de format A3 ; la cascade des questions possibles à partir d’un point de départ donné permet de visualiser les mises en relation qui s’opèrent : à partir d’une question donnée (et de sa réponse), on peut passer à une demi-douzaine d’autres qui font avancer la connaissance du sujet. Généralement, la majorité des élèves finit par se rendre compte de la masse d’éléments laissés de côté faute de creuser suffisamment. Cette prise de conscience permet d’être plus attentif, précis, méticuleux la fois suivante (dans un autre dialogue virtuel comme dans une analyse de documents).
Il existe également des aides lorsqu’on utilise le dialogue dans sa forme définitive. La partie gauche de l’écran présente en effet une série de pronoms interrogatifs permettant d’amorcer des questions. L’élève a également la possibilité de lancer aléatoirement une question s’il se sent bloqué… mais cette option étant détournée pour essayer d’obtenir toutes les réponses attendues sans se creuser la tête, le professeur a la possibilité de la déconnecter à la création du dialogue.

Dans les deux cas d’activité possible, il s’agit donc de lutter contre la passivité, de développer une approche du savoir par réseau de connaissances et non par la linéarité nourrie d’évidences implicites d’un cours classique. On se rend compte, en observant les élèves travailler, de leur difficulté à poser de bonnes questions mais, surtout, pour beaucoup, à se poser la moindre question ; c’est là une pratique fondamentale qui est, me semble-t-il, sous-estimée dans les approches méthodologiques. De nombreuses séances d’accompagnement personnalisée en lycée vont porter sur des points comme la prise de notes, la manière d’apprendre, la lecture de consignes, la réalisation de fiches aide-mémoire mais pas (ou peu) sur cette problématique de l’autoquestionnement qui les recoupe toutes. Les dialogues virtuels peuvent donc dépasser le simple cadre du cours d’Histoire pour se faire instrument d’acquisition d’une façon de réfléchir active et permanente : interroger un urbaniste sur un aménagement de la grande ville la plus proche, un mathématicien pour comprendre une leçon de géométrie, Molière sur Le malade imaginaire qu’on vient d’étudier en Français…

Pour en savoir plus, vous pouvez vous rendre à l’adresse suivante : http://hgmatisse.free.fr/DV/. Vous y trouverez l’accès aux dialogues déjà créés par des enseignants ou des élèves, un didacticiel pour utiliser le site de création.