Klimondo Grobard

On utilise souvent l’expression « se pencher sur le passé ».
Pourquoi pas après tout ?
Mais, si on prend le temps de s’interroger un peu, il y a dans cette façon de voir les choses un a priori assez délicat à cerner.
Si nous nous penchons, c’est que nous dominons ce passé, que nous nous situons au-dessus de lui. Dans une position de force…
Après tout, puisque nous venons « après », nous sommes sensés connaître les faits qui se sont produits, leurs tenants et leurs aboutissements.
Nous savons… et si nous nous penchons, c’est avant tout pour mieux voir, mieux sentir, mieux comprendre quelque chose que nous maîtrisons déjà un minimum…

Mais si on inversait la perspective…
Si au lieu de se pencher sur le passé, nous le laissions nous sauter à la gueule.
Si nous attendions tranquillement que ce passé nous dise ce que nous sommes et comment nous le sommes devenus.
Ou, plus insolite encore, si nous pouvions voir dans le futur ce que nous deviendrons.
C’est bien ainsi qu’en 2324 après J.-C. le professeur Klimondo Grobard a décidé de nous étudier, nous les hommes du début du XXIè siècle.

* * *

Je m’appelle Mirzania Rostomsk.
Si on se fie au calendrier terrestre, j’ai 28 ans… Un peu moins dans mon calendrier sélénéen d’origine… mais je ne suis pas une maniaque de ce genre de données.
On me dit d’une grande intelligence. Je ne suis pas la mieux placée pour en parler.
Tout ce que je sais, c’est qu’il me faudrait plusieurs vies pour parvenir à égaler les extraordinaires mérites et fulgurances de mon maître, Klimondo Grobard.

J’ai rencontré le professeur Klimondo Grobard pour la première fois lorsque, après avoir obtenu mon diplôme de psycho-reconstitution neutronique à la faculté des sciences de Paris-Strasbourg, j’ai été recrutée au sein de son prestigieux laboratoire de recherche.
Klimondo Grobard était déjà, et depuis longtemps, une légende dans la communauté scientifique de notre système solaire. Il était, comme le disait les gazettes senso-émotives, le redécouvreur de la Terre. C’est à lui que nous devions en grande partie le retour de l’espèce humaine sur sa planète d’origine, 117 ans après la grande migration qui nous avait vu fuir une Terre livrée aux dérèglements les plus divers pour le refuge plus serein de nos bases lunaires.
En 117 ans, nous avions eu le temps d’oublier la plus grande partie de ce qui faisait la vie des hommes sur la Terre. Les cataclysmes divers qui avaient secoué la planète (jadis) bleue avaient rayé de notre mémoire collective tant de faits qui désormais nous manquaient. Comment vivait-on ? Que mangeait-on ? Quelles étaient les structures sociales et familiales ? Notre mémoire était pleine de longs pointillés.
On avait bien, au cours de la grande migration, emporté l’ensemble de nos connaissances sous forme numérique. Des millions de disques multicolores sur lesquels on avait compilé paysages, traditions, langues, textes sacrés et profanes de toute l’humanité.
Las ! Parmi les nombreux désastres que ne pouvaient manquer de générer un tel exode, il en était un qui avait pris une proportion considérable. La destruction en vol de la fusée Alexandrie qui transportait cette mémoire du monde. On ne sauva que des miettes de cette mémoire, miettes qu’on tenta de se transmettre par une méthode aussi vieille que le monde… On appelait ça le « bouche à oreilles »… Mais, dans le vide intersidéral, les sons voyagent mal… et d’années en années, de problèmes d’installation en déconfitures multiples, l’humanité restreinte des plaines de la Lune eut bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de maintenir telle recette de cuisine ou tel vêtement typique. L’oubli vint de manière insidieuse, camouflé dans le brouillard des préoccupations quotidiennes, assassinant les cultures de la Terre au fur et à mesure que les plus anciens disparaissaient.

Le 18 juillet 2328, quatre ans après le retour sur Terre, le professeur Klimondo Grobard inaugurait la chaire de « Redécouverte du passé terrien » à l’université de Bos-York.
L’ambiance était particulière. Parmi ceux qui avaient accepté de regagner la Terre et de la reconquérir (nos bases lunaires s’étaient mises à manquer de place), deux courants s’opposaient. La majorité, consciente des contraintes réelles que posait ce nouveau départ, ne souhaitait pas s’encombrer la tête d’un fatras de vieilleries dépassées. On repartait de zéro, on créerait une nouvelle civilisation en s’adaptant aux nouvelles conditions de la planète. Au contraire, Klimondo Grobard, qui avait sur la Lune pris la direction d’un laboratoire de réhabilitation du passé terrien, défendait des positions totalement opposées. Pour lui, le retour sur la Terre devait se faire avec la ferme intention de renouer un maximum de liens avec le passé disparu.

Je venais d’intégrer son équipe. Dernière des dernières mais déjà fervente de ses travaux.
Me connaissait-il seulement ce jour où il prononça les mots qui allaient lancer son existence, et la mienne, sur de nouvelles bases ?

« Mes amis, le jour est venu. Mes amis, le jour est venu de refaire la lumière, d’allumer un nouveau feu céleste qui éclairera les corridors de notre mémoire et les recoins de nos inconscients.
« Que savons-nous de nous ?
« Nous savons que nous sommes des êtres humains, que nous nous distinguons des autres animaux que nous avons réussi à sauver par notre apparence, notre langage, notre intelligence.
« Nous savons que nous avons besoin d’eau et d’air, de nous nourrir avec des aliments vitaminiques pelliculés
« Nous savons que nos réalités physiologiques ont été mises à mal par notre séjour sur la Lune et que certains de nos comportements, notamment dans le domaine de la reproduction, ont considérablement évolué.
« Et maintenant, posons-nous la question qui dérange, qui brûle, qui flétrit nos êtres. Qu’ignorons-nous ?
« Ayons l’honnêteté de reconnaître que nous ignorons presque tout… Que la planète qui nous a accueilli à nouveau il y a quatre ans demeure une parfaite étrangère pour nous… Qu’elle n’évoque pratiquement plus rien.
« Ce soir, je me lève… et mes amis se lèvent avec moi pour proclamer que, même si nous devons y passer nos vies entières, la Terre retrouvera ses couleurs d’origines, ses goûts, ses odeurs, ses musiques.
« Nous la redécouvrirons…
« Son passe redeviendra le nôtre. »

* * *

– Qu’est-ce que vous en pensez, mon petit ?
C’était sa façon à lui de montrer qu’il n’était jamais sûr de rien, qu’il ne s’autorisait aucune forme de supériorité ou de suffisance. Avec lui, tout le monde était susceptible d’avoir raison…
Comme c’était la première fois qu’il m’adressait la parole, j’eus du mal à ne pas laisser l’émotion m’envahir. Ma voix était tremblante, même si le contenu de mes propos correspondait précisément à ma conviction profonde.
– Je pense que nous n’aurons jamais la preuve formelle de ce que nous supposons.
C’était, à bien y réfléchir, remettre en cause le projet du professeur Klimondo Grobard. Comme entrée en matière de la part d’une nouvelle venue, c’était plutôt gonflé.
– Mais si nous ne cherchons pas cette preuve, objecta-t-il…
– Nous n’aurons pas la satisfaction d’avoir essayé…
Il me sourit, rassuré. Ma philosophie de ce travail, de ce sacerdoce était la même que la sienne.
– Vous travaillez sur le contour des continents, c’est bien cela ?
– Oui, professeur.
– Appelez-moi Klimondo…
– Mais ?…
– Tout le monde m’appelle Klimondo, ici…
Je lui rendis son sourire. Le professeur avait du charme et, comme une gamine tout juste sortie de sa bulle fœtale, je fondais devant lui.
– La mission envoyée le long de la latitude 45°N nous a permis de reconstituer par simulation électromagnétique l’aspect d’une région pour laquelle nous disposons de plusieurs indications nominatives.
– Montrez-moi où nous nous situons.
J’orientai le satellite XK-5656 de manière à ce qu’il nous renvoie une photographie de la zone que j’étais en train d’étudier. Sur l’écran cryoplasmique 3D, une simulation numérique se dessina.
– Pas folichon le coin, fit le professeur ! Une terre grise, légèrement ondulée, qui a visiblement été retournée et fouillée en profondeur par les vents post-exodiques.
– Nous ne pensons pas que ce coin puisse accueillir une vie humaine durable avant une vingtaine d’années…
– Quel nom pour cet espace selon les documents disponibles ?
– Voilà les possibilités dont nous disposons…
Je levai le bras pour activer à distance les circuits de recherche documentaire.
– Base documentaire H 84 323… Sélection nominale.
Quatre images vinrent s’implanter sur l’écran, juste en dessous de la simulation numérique du secteur H 84 323.
– De quoi s’agit-il ?
Par un mouvement bref du doigt, j’attirai un à un les quatre objets au premier plan.
– Le premier, commentai-je, a la forme d’un rectangle de couleur bleu. Il souhaite la bienvenue en Aquitaine…
– Aquitaine ? Cela ne me dit rien…
– L’endroit semble accueillant puisqu’on souhaite la bienvenue…
– C’est notre équipe qui a trouvé ce document ?…
– Oui… Les études de datation l’ont rattaché à la période du début du XXIè siècle. Dans le même genre, nous avons ce fragment métallique d’une grande beauté. Le fond est marron avec des sortes de fruits rouges violacés en forme de grappe. Il y a une inscription : « Venez guincher chez Gégène »…
– Guincher ? Ce terme est-il dans notre banque de données lexicographique ?
– Hélas, non… Pas plus que Gégène…
– Cette région aurait donc appartenu à un certain Gégène ?…
– Possible mais pas sûr, professeur… Là, c‘est toujours un panneau de métal qui a été exhumé par notre équipe… On y trouve sur un fond vert une double inscription en blanc… Un nom : Bordeaux… et un nombre 15.
– Aquitaine, Bordeaux, Gègène, 15, récapitula le professeur…
– Et enfin il y a un objet de type papiéride…
– Bien conservé ?…
– Assez ! Il s’apparente au type classique de la presse de l’époque…
– La diffusion écrite d’informations, c‘est bien de cela dont il s’agit…
– Tout à fait !
Le professeur Klimondo Grobard soupira. Visiblement, il avait un certain goût pour ces petits documents papiérides.
– C’était quand même une drôle d’époque… On n’était pas envahi sans arrêt d’informations comme nous le sommes aujourd’hui avec ces maudits scanners qui injectent immédiatement dans notre subconscient toutes les nouvelles de notre système solaire. Les gens devaient se sentir libres, apprendre avec plaisir et curiosité. L’effort est une belle chose, n’est-ce pas ?
J’en convins.
– Ce papièride fait à nouveau référence à Bordeaux et à une date, le 23 avril 2012…
– Grossissez, je vous prie…
– Vous parlez le français, professeur…
– C’est une de mes langues mortes préférées… avec l’espagnol et le sri-lankais bien sûr…
Le papiéride apparut en plein écran
– Bordeaux champion, lut le professeur… Bordeaux 15 et Bordeaux champion… Troublante coïncidence…Cette région s’appellerait donc Bordeaux…
– Et elle appartiendrait à un certain Gégène…
– Rien n’est sûr…
– On peut poser cela comme préalable… Nous affinerons ensuite…
– Ce qui est sûr, c’est que nous sommes au bord de la mer… C’est une région où l’eau à beaucoup été présente, où elle a coulé en abondance…
Le professeur Klimondo Grobard regarda l’image du satellite en se grattant la tête…
– Ca a bien changé !

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